par Geneviève DUBOIS, auteur d´un ouvrage sur Fulcanelli & directrice de la maison d´édition Le Mercure Dauphinois
La Société Théosophique fut fondée le 17 novembre 1875 par Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891) et le colonel H.S. Olcott qui avaient tous deux été affiliés à l´H.B.of L. (Hermetic Brotherhood of Luxor) quelques mois auparavant, mais qui en furent exclus très vite. Cet ordre aurait été une branche d´une Brotherhood of Light, créée en 1873 et parrainée par Cagliostro ou plutôt par son esprit.
Il se trouve que Madame Blavatsky avait connu un certain Paulos Métamon lors d´un voyage en Asie Mineure qu´elle avait effectué en 1848, et en sa compagnie, elle poursuivit sa route en Grèce et en Egypte. Or, ce personnage aurait été le père de Max Théon, le fondateur de la H.B. of L., un juif polonais de son vrai nom Louis Maximillian Bimstein, né en 1848, et il aurait lui-même enseigné à son fils lors d´une initiation hassidique.
Helena Blavatsky avait également reçu, en 1877-1878, une initiation de Yarker au rite ancien et primitif du Sat B´Hai (sept plumes), rite para-maçonnique dont les grades représentaient des divinités indiennes et des incarnations de Vishnu.
Annie Besant (1847-1933), qui devait prendre la direction de la Société Théosophique à la mort de Blavatsky se fit initier au Droit Humain, mais se sépara d´un modèle qui tendait vers le rationalisme pour le transformer en mouvement de type magie initiatique grâce aux dons de clairvoyance de Leadbeater, son collaborateur, qui adapta des rites particuliers à cette co-maçonnerie.
Il faut aussi signaler Rudolf Steiner (1861-1925) qui fonda l´Anthroposophie en 1913 et se rattacha à la pensée de Goethe, après avoir quitté vers 1912 la Théosophie dont il était secrétaire général de la section allemande. Il aurait reçu en 1906 de Théodore Reuss une patente pour le rite égyptien de Memphis-Misraïm, et sans doute une initiation à l´O.T.O. (Ordre du Temple d´Orient) comme Aleister Crowley, qui fut initié par le même Reuss en 1911. D´après Michel Monnereau, R. Steiner aurait également été 55ème Imperator FAR+C (1898 -1900) et "il institua au sein de la Société Anthroposophique un cercle intérieur s´adonnant aux recherches hermétiques".
Rudolf Steiner eut une grande influence sur René Schwaller.
Il se trouve également que l´un des fondateurs de la branche théosophique en France, Albert Faucheux dit Barlet (1838 - 1921) était aussi initié à la H.B. of L. Il quitta la Société Théosophique en 1888 pour participer avec Papus à la constitution du Suprême Conseil Martiniste.
Nous ne voulons pas entrer dans le détail de toutes ces filiations (1). Tout cela vise à démontrer qu´il y a un lien entre tous ces mouvements et les principaux acteurs de la mouvance occultiste en France à la fin du XIXème siècle, début du XXème, et que l´histoire de la magie initiatique se confond avec celle de la Société Théosophique.
René Schwaller est admis au sein de la Société Théosophique, section française en 1913 ; il y tient la librairie. Il écrit seize articles dans la revue "Le Théosophe" dont le premier numéro paraît le 15 décembre 1909. Puis, en 1919, il quitte cette organisation.
Mais revenons en arrière et consultons l´ouvrage de celle qui devait devenir sa seconde épouse et écrivit sous le pseudonyme d´Isha. Dans "Aor" - sa vie - son oeuvre publiée aux Editions La Colombe en 1963 (2), on apprend que René Schwaller est né à Asnières en 1887 et mourut à Grasse en 1961. Sur sa jeunesse en Alsace, nous ne savons rien. C´est sobre. D´autres sources donnent à son père la profession de pharmacien.
En 1910, il devient l´élève du peintre Matisse et fait la connaissance de Marthe qui s´occupait de l´atelier. Ils se marient et ils ont un fils : Guy. Il divorcera, pour épouser en 1927 Jeanne Germain, veuve de Georges Lamy, mère de quatre enfants, qui sera surtout connu sous son nomen mysticum : Isha.
En 1913, il entre à la Société Théosophique. Il y rencontre plusieurs personnalités du monde occulte. On relève que le philosophe hermétique et libraire Pierre Dujols écrivit un article pour la revue "Le Théosophe" ; ce n´est pas un hasard si l´on retrouve également dans ce groupement Jean Julien Champagne, le peintre alchimiste ami des de Lesseps et instructeur d´Eugène Canseliet, ainsi que tout un groupe de Caen dont Louis Alainguillaume qui dirigeait une société de charbons où était employé René Schwaller et qui devint son mécène. Egalement, un grand inconnu du public, l´ingénieur chimiste et adepte Henri Coton-Alvart (4) à qui Schwaller doit tout son enseignement sur l´alchimie.
C´est dans le cercle intérieur très fermé de la Théosophie que René Schwaller reçoit toutes ses initiations.
Lorsqu´en 1914 à Paris, à la "Librairie de l´Art Indépendant", paraît son livre "Etude sur les Nombres", le chimiste René Schwaller, qui a 27 ans, est mobilisé, d´abord comme brancardier, puis dans un laboratoire de l´armée où il doit effectuer des analyses chimiques sur les denrées destinées au ravitaillement des troupes. C´est à cette époque qu´il commence à songer à créer des groupes qui auraient pour dessein de restructurer la société épuisée par la guerre. Dès 1917, un petit groupe sous la direction de Schwaller se réunissait à la Société Théosophique. On y relève les noms de Georges Lamy, de Louis Alainguillaume, le mécène de Schwaller, négociateur en charbon pour l´Angleterre.
En 1917, paraît le journal "l´Affranchi" qui semble avoir été le remplaçant du journal "Le Théosophe". On y relève des articles d´Oscar de Lubicz-Milosz, qui devait à une rente de Schwaller de 300 Francs mensuels de vivre décemment, rente indirectement versée par Alainguillaume son mécène. "L´Affranchi" parut de 1917 à Mai 1919, en tout 16 numéros. En septembre 1918, sort la revue baltique que René Schwaller avait fondée par amitié pour Milosz qui y travailla avec des collaborateurs lettons et estoniens jusqu´à ce que fut assurée l´indépendance des pays Baltes (d´après Rose Celli qui elle-même y travailla comme secrétaire, tout en étant gérante). En décembre 1918, René Schwaller fait cadeau de la revue à ses amis baltes. En 1919 le dernier numéro de "l´Affranchi" est publié et René Schwaller quitte la Société Théosophique.
Le 23 février 1919 est inauguré officiellement le Centre Apostolique autour de Milosz, Schwaller et leurs amis. Des statuts sont publiés et l´on peut lire au bas trois signatures : René Bruyez, président ; Henri Alvart, vice-président et Carlos Larronde, secrétaire. Les allocutions se succèdent et on peut remarquer celle, alchimique, d´Henri Coton (voir annexe).
Le groupe se réunissait 5, rue Schoelcher à Paris dans le XIVème arrondissement, dans un appartement appartenant à Georges Lamy. Il y resta jusqu´en 1920.
Sous l´impulsion du Centre, la maison de Balzac fut louée et réparée par Alainguillaume, et ainsi sauvée. Une revue "l´Art" est publiée, d´août 1918 jusqu´en avril 1919 sous la direction de Carlos Larronde qui était devenu le conservateur de cette maisonmusée de Balzac et qui y organisa les activités culturelles du Centre Apostolique. C´est ainsi que fut organisé un vernissage des oeuvres du peintre Elmiro Celli qui habitait alors à Saint Rémy-lès-Chevreuse et qui resta en contact intime avec Henri Coton-Alvart jusqu´en 1924. En 1919, le poète Milosz organise une cérémonie où il arme Schwaller Chevalier selon le rite lithuanien, lui confère son titre et lui donne sa bague. C´est à partir de cette époque que René Schwaller devint Schwaller de Lubicz.
Parallèlement le groupe décide de créer un cercle intérieur nommé les "Veilleurs"(5), société initiatique, co-maçonnique (on voit ici se manifester l´influence des cercles internes de la Théosophie sur les membres du groupe) qui a pour objet la connaissance ésotérique et le messianisme. En effet, plusieurs des membres pensaient être désignés pour un apostolat. Louis Alainguillaume achète un hôtel particulier à Boulogne qui devient le siège des Veilleurs. Un institut d´Eurythmie est créé, dirigé par Isha. On voit déjà l´influence de Steiner sur René Schwaller, influence qui se fera sentir lorsque le groupe ira s´installer en 1924, à Saint Morit (Suise) pour y créer une station d´étude "Suhalia", calquée sur le "Goetheanum" que Steiner avait fondé de son côté en Suisse, à Dornach. Schwaller installera d´ailleurs un laboratoire d´homéopathie, une bibliothèque, une imprimerie et un théatre.
Dans le cercle extérieur des "Veilleurs", on trouvait un curieux personnage, qui en son temps défrayait la chronique. L´artiste-peintre jean Julien Champagne avait rencontré René Schwaller à Paris en 1913, à la "Closerie des Lilas", célèbre brasserie de Montparnasse. C´est là qu´il lui avait montré un manuscrit de Newton concernant l´alchimie. Il faut dire que Champagne s´intéressait à cette science depuis son adolescence et qu´il avait toujours eu un laboratoire. Comme Schwaller et son groupe des Veilleurs était entièrement tourné vers cette occupation, le contact s´établit malgré le peu de sympathie que Champagne inspirait à Aor.
A Nice, se retrouvent certains frères d´Elie, dans la demeure du Comte Prozor où sont organisées des réunions à thèmes philosophiques et hermétiques. Nous pouvons voir les Schwaller, les Celli, les Coton-Alvart, etc... A Paris, ils sont tous les invités de Nathalie Clifford-Barney, la richissime américaine, amie de Milosz, qui reçoit au 20 rue Jacob, dans un petit temple maçonnique "Le Temple de l´amitié" et des soirées se donnent aussi chez les de Lesseps, avenue Montaigne. C´était un petit monde, toujours les mêmes, qui fréquentait à la fois les sociétés initiatiques et les salons littéraires et scientifiques.
Dans le sein des "Veilleurs" s´épanouissait la "Fraternité d´Elie" composée de 12 "Frères" parmi lesquels : René Schwaller, Milosz, Henri Coton-Alvart, Elmiro Celli, Gaston Revel, Carlos Larronde, René Bruyez, Luis de la Rocha, Louis Alainguillaume, Le Carpentier, etc...
Les Frères d´Elie furent donc liés à Champagne qui, lui, travaillait pour les de Lesseps et avait pris, en 1915, pour disciple le jeune Eugène Canseliet. A l´époque, tous se rendaient à la Librairie du Merveilleux, 35 rue de Rennes à Paris où ils pouvaient échanger fructueusement avec le libraire Pierre Dujols, érudit, alchimiste et descendant des Valois. C´était un ami intime de Champagne qui avait aussi une amitié très forte pour l´associé de Dujols, Thomas qui fut tué en 1914 et qui était maçon.
Henri Coton-Alvart dira plus tard sa grande admiration pour Dujols qu´il considérait comme un maître en matière d´alchimie, et son mépris pour Champagne.
C´est donc autour du manuscrit de Newton que les liens se créèrent, que la réflexion sur l´hermétisme et l´alchimie progressa et chacun poursuivit ses expériences au laboratoire.
René Schwaller avait étudié les cathédrales, surtout celle de Paris du point de vue du symbolisme alchimique. Il avait laissé quelques notes qu´il avait confiées à Champagne afin d´avoir son avis.
Mais en 1921, l´association des "Veilleurs" se termine, et René Schwaller prépare son projet de centre en Suisse à Saint Moritz. C´est la femme d´Henri Coton-Alvart qui, possédant un passeport suisse, obtint les autorisations nécessaires pour l´installation qui se fit courant 1922.
Tous les protagonistes de cette fabuleuse épopée ont disparu ; le dernier fut Henri Coton-Alvart qui mena l´oeuvre à son terme et transmuta. Il s´éteint à près de cent ans et fut le fleuron de ce groupe.
G.D.
(1) "H.B. of L." Arché Milano 1988.
(2) "Aor", Schwaller de Lubiz, réimpression La Table d´Emeraude 2002
(3) "Les Secrets Hermétiques de la Franc-Maçonnerie et les rites de Misrâim et Memphis" suivi de "Crata Repoa" Ed. Axis Mundi, 1959 (épuisé)
(4) Lire l´ouvrage "Les deux Lumières". Ed. Dervy Paris 1996, où sont groupés quelques écrits alchimiques et philosophiques de l´adepte Henri Coton-Alvart.
(5) "Milosz, L´Etoile au front" Alexandra Charbonnier. Editions Dervy 1993 (épuisé)
Annexe : Allocution d´Henri Alvart, prononcée à l´inauguration de la Société Apostolique le 23 février 1919
"Mes collaborateurs se sont efforcés de vous faire comprendre la nature et les buts du Centre
apostolique, ils ont tous dit la même chose, chacun en employant un langage différent, car il n´y a qu´une
seule chose à dire ; une seule chose qui vaille la peine, essentiellement, d´être dite. Et cette chose
universelle doit être exprimée de toutes les manières possibles, car la multiplicité est de notre monde
manifesté, et si on veut que chacun puisse entendre, il faut lui parler son langage propre, celui qui répond à sa complexion. C´est pourquoi je vais, encore une fois, dire ce que vous ont dit ceux qui viennent de me précéder, mais si l´un a employé le langage artistique, l´autre le langage social, un troisième une autre sorte d´expression, moi je vais employer le langage philosophique, métaphysique, scientifique ; dans la mesure cependant où la science ne sera pas une entrave, mais où elle sera une aide, et non un mur dans lequel on se trouve enserré, un ensemble d´idées figées, alors qu´elles devraient n´être que provisoires.
Je vais vous parler un peu de l´Evolution, d´une des lois les plus importantes de celle-ci, et qui répond
absolument à l´époque que nous vivons.
Vous savez que l´évolution ne va pas par sauts et par bonds, mais il ne faut pas conclure de cet
axiome que l´évolution est un mouvement simplement progressif, continu et monotone ; elle se fait par
l´ensemble, successif, par des sortes de cycles, analogues l´un à l´autre dans le principe et présentant tous les mêmes phases. C´est la connaissance...
Vous pouvez prendre un point d´appui pour illustrer cette loi ; la plupart d´entre vous connaissent le
phénomène de la cristallisation. Vous savez que l´extraction d´un sel, ou l´épuration d´un cristal, c´est-à-dire le perfectionnement de ce corps, nécessite d´abord sa solution ; or, qu´est-ce que cette solution sinon la destruction de la forme à évoluer ? A la suite de la solution s´effectuera un travail intime de séparation entre la pure solution et les scories qu´elle ne peut admettre ; travail bien moins apparent que la destruction de la forme première et de la dernière phase. Cette décantation qui va s´effectuer seule sera enfin suivie de la cristallisation, réformation du pur sel, manifestation plus parfaite du corps qu´on aura traité. Et plus s´accomplira souvent ce processus total, plus le sel sera pur. Vous pourriez appliquer cette loi à tout autre particularisation qu´il vous plairait. Je dois vous prévenir à ce moment, vous mettre en garde contre la manière de considérer la science, en usage dans notre époque. Elle ne conduit pas à la connaissance, car elle prétend établir des relations entre des phénomènes perçus par nos sens. Ceci est bien, mais croyez-vous posséder tous les sucs nécessaires pour percevoir toutes les activités extérieures à vous même ?
Comment voulez-vous établir des systèmes d´ensemble en ne connaissant qu´une partie des facteurs
existants. C´est absolument comme si un homme voulait construire une théorie des couleurs en n´étant
capable de voir et connaître que quatre ou cinq des couleurs du spectre... C´est cependant ce qui vous arrive !
Chaque cycle présente un double mouvement de va-et-vient, véritable rythme, qui présente deux phases apparentes nettement marquées ; plus une troisième phase intermédiaire, invisible parce que spirituelle. Toute évolution est une transmutation ; et pour qu´une forme quelconque soit transmuée, il faut absolument qu´ait lieu d´abord la destruction de cette forme ; puis un travail intérieur dans le chaos produit, qui sépare le pur spirituel de l´impur corporel ; enfin la réformation d´une forme nouvelle, concrétion du pur séparé qui manifestera la nature de l´être en question à une puissance de perfection au-dessus de la précédente ; c´est-à-dire transmutation de l´ancienne forme en une nouvelle. II y aura eu un cycle d´évolution.
La connaissance vraie est la connaissance spirituelle. Celle-ci est de toute éternité, puisqu´elle est un
des attributs de l´esprit ; et elle ne s´acquiert pas du dehors ; mais la conscience de cette connaissance latente apparaît successivement lorsque des représentations externes éveillent et limitent les archétypes internes en´ l´Esprit. Je dis : "limitent", car tout ce qui est manifesté est limité, ce n´est que la limitation qui rend apparent (...).
L´Humanité présente actuellement la réalisation d´un tel cycle ; vous avez vu la destruction générale de la forme actuelle de cette humanité à laquelle nous appartenons (...) ne nous y trompons pas, c´est la solution du sel qui devra bientôt se recristalliser, qui devra prendre une nouvelle forme (...). C´est peut-être en ceux que vous soupçonnez le moins que le pur se fixera et prendra la nouvelle forme.
Aussi prenez tous conscience de cette loi (...). Les trois phases de tout cycle d´évolution se
retrouveront tout aussi bien dans l´évolution spirituelle de chacun de vous, que dans l´évolution de l´Humanité d´une race déterminée, de la même manière qu´elle se trouvera dans le minéral ou la semence végétale : les lois universelles ne font aucune exception (...). Je vous appelle à cet apostolat : soyez les premiers mouvements dans le sein de ce chaos qui donnent l´impulsion à tout ce qui sera la future substance, à prendre la future forme (...) entendez cet appel à l´apostolat, d´éveiller les hommes qui vous entraînent à la vie nouvelle, et à l´abandon des vieilles valeurs ; car, si vous êtes nés sur cette terre dans une aussi formidable et critique époque, c´est que vous étiez appelés d´avance à la vivre et à accomplir le sacrifice pour en atteindre la transmutation, puis servir vous-même à provoquer et aider celle de tous vos frères et celle de votre race".
Article extrait de la revue "Regards", n°2. Avec l´aimable autorisation de l´auteur.